Le premier texte représentant la scène sexuelle, c’est le dictionnaire. Et la première recherche que nous faisons d’une scène sexuelle, c’est donc là, dans ces énormes volumes imprimés serré. Au moins deux affects sont mobilisés, la stupéfaction et l’excitation. (…) Avec une telle matière, on peut s’étonner que la sexualité soit un problème, un tel problème pour l’écrivain qui, quel que soit son talent, ne s’en sort pas toujours très bien. A l’exception bien sûr de Sade, qui nous stupéfie et nous excite à la fois. Qui donc parvient à répéter l’effet du dictionnaire. L’effet de sidération qui fait de nous des enfants. Des enfants vicieux.

Une telle expérience d’écriture ne peut sans doute pas se répéter, tant elle a coûté cher à son auteur. Il faut donc penser que l’écrivain recule à la renouveler. Qu’il y a là un défi lancé à son imagination verbale comme à son courage social, difficile à relever. Il lui faut inventer autre chose. Il me semble que, parmi les nombreuses réponses ou répliques faites à Sade, l’une des plus troublantes reste celle de la scène du fiacre entre Emma et Léon dans la troisième partie de Madame Bovary. Trouble à cause du système que cette scène mobilise. (…) Génie de la voix unique, sans distinction d’identité et de sexe, qui sort de l’intérieur – « Continuez ! » -, itinéraire délirant sans queue ni tête, épuisant dans une « fureur de locomotion » le cocher, exhibant devant tous par sa furie incontrôlée ce que « la voiture à stores tendus » est censée cacher. Pour une fois, par l’anonymat de la main nue qui, par la fenêtre, jette les bouts de papier blancs de la lettre d’Emma destinée à rompre avec Léon, Flaubert ne pose pas un voile de deuil sur la scène sexuelle. La chose a été imitée. Au moins le principe. Séparer la bande-son et l’image. Charlus et Jupien au début de Sodome et Gomorrhe, de l’accouplement desquels ne parviennent que les cris, qui évoquent, aux oreilles du narrateur, une scène de meurtre.

Si l’on considère ces exemples – Sade, Flaubert et Proust – comme trois exemples réussis de représentation de la scène sexuelle, alors il faut en tirer quelques conséquences. Tout d’abord une conséquence de type historique. Après Sade, avec le XIXe siècle, une inhibition étrange, maléfique, a paralysé les corps et suspendu la question de leur représentation pour longtemps. Les causes : la tête coupée de Marie-Antoinette ? La naissance de l’homme nouveau – le Petit-bourgeois – et sa prise de pouvoir immédiate sur la « Société » ? L’imposition de la chambre à coucher, qu’on ferme à clé, et qui laisse, seul, triste, démuni, le couple dans un face-à-face déprimant ? (…) La seconde conclusion que l’on peut avancer, c’est le glissement de la scène sexuelle vers la scène comique. Le fiacre de Léon et d’Emma semble fait pour illustrer l’increvable axiome de Bergson sur le rire comme résultant du mécanique plaqué sur du vivant, l’accouplement de Charlus et Jupien repose sur le jeu parodique où le « bas » inesthétise à jamais le sublime. La troisième conclusion est la plus complexe à formuler. Elle tient à la question de la division sexuelle et des problèmes de représentation que cette division induit. Ou plutôt parlons de division en genre puisque, par exemple, contre toute attente, c’est un homme – Georges Bataille – qui considère qu’il faut être « malade » pour être excité sexuellement par Sade, et c’est une femme – Monique David-Ménard, psychanalyste et philosophe – qui consent à avouer qu’on ne peut lire La Philosophie dans le boudoir « sans quitter périodiquement le texte pour se masturber ». Si l’écrivain veut réellement re-présenter la scène sexuelle (…) il doit accepter l’interruption, le temps d’aller se masturber, ou tout au moins il doit accepter que le régime de lecture de son oeuvre se modifie considérablement – fascination, dégoût, enchantement hypnotique, abandon, suspension, rejet, modification morphologique du lecteur, perte de concentration ou au contraire lucidité absolue… -, bref il doit alors admettre (…) qu’écrire divise : les sexes, les corps, les individus, la phrase, le langage, la lecture, le livre, la littérature, qu’il doit porter cette division au plus loin et au plus haut. Celui qui, à mes yeux, parmi les modernes (je ne dis pas les contemporains), a relevé le défi, c’est Genet. Et pas sans conséquences.