Selon l’un des grands mythes rationalistes de la modernité occidentale, la guerre, c’est la politique continuée par d’autres moyens. Ce mythe a été précédé par d’autres, où la guerre naissait de la rivalité des empires, des rois, des races, des volontés de puissance, des orgueils, des dieux… Il est probable que la séquence historique ouverte par le XXIe siècle nous conduise à un dispositif différent, car ce n’est pas faute de politique que Daech nous fait la guerre  : Daech est tout entier la guerre, et rien, aucune médiation, ne pourrait empêcher que l’Etat islamique ne fasse et ne soit simultanément la guerre.

Le matérialisme structural de Louis Althusser nous a heureusement débarrassés, face à l’histoire, de tout causalisme naïf  : croire que Daech tient son sens de la déficience de la politique occidentale au Moyen-Orient est aussi dérisoire, et sans doute aussi intéressé, que de penser que le sens d’Auschwitz loge dans le traité de Versailles. Ce type de déterminisme positiviste n’est que le meilleur moyen de manquer l’événement dans sa disproportion singulière. Avec l’Etat islamique, la guerre n’est plus autre chose qu’elle-même, sans plus aucune dialectique qui nous permettrait d’en être les sujets souverains.

Nous devrons nous passer de cette identité de la guerre et de la politique, et supposer au contraire que, s’il y a entrée en guerre, c’est parce que nous sommes face à un événement sans concession ni médiation, auquel la politique n’a pas accès. Daech est cet événement. Il sera sans doute très difficile pour certains de l’admettre, au moins pour tous ceux pour qui histoire et politique sont strictement ­synonymes. Si nous y parvenons, la politique nous apparaîtra alors peut-être comme un langage impuissant à faire signifier le monde sans laisser à nu d’immenses pans de la réalité historique.

Nous comprendrons à nouveau que l’histoire produit des «différends», selon le beau mot du philosophe Jean-François Lyotard, qui ne sont pas susceptibles d’être énoncés par la syntaxe, le lexique, les enchaînements du langage commun, bouleversant toutes nos habitudes spéculatives, brisant le lien si évident pour nous entre le réel et le rationnel. La guerre qui vient sera peut-être alors ce qui instaure le « neutre » comme la norme momentanée de l’histoire – le neutre, c’est-à-dire l’impassibilité monstrueuse de l’événement, indifférent par rapport à ses agents, à l’individuel, au particulier, au pourquoi et au comment, pur déroulement impersonnel à l’égard duquel toute concession n’aura pour effet que d’en renforcer la violence, l’intensité, la puissance destructrice.

Un événement par rapport auquel il n’y aura pas d’autres réponses que des réponses prescrites par l’événement lui-même, des réponses guerrières, qui exigera de nous claquemurer pour un temps dans la violence pure, susceptible d’être à la mesure de celle qui menace, ne laissant plus un pouce d’espace à la délibération.

Je ne connais qu’un écrivain qui ait su pressentir ce neutre impersonnel et qui ait su le combattre et y résister : c’est René Char, dont les Feuillets d’Hypnos, écrits pendant la seconde guerre mondiale, sont le témoignage capital et que je ne peux relire aujourd’hui sans penser au présent qui vient.