Faut-il situer un livre – un roman – au miroir d’une époque et de la séquence historique dans laquelle nous nous trouvons ? Sans doute toute œuvre doit-elle répondre de quelque chose.

Mais de quoi ?

 

Ce qui m’est apparu, au moment où je finissais, à l’automne 2011, mon précédent livre, Pourquoi le XX° siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, c’est que, si le XX° siècle avait été le siècle de Sade, le XXI° siècle, qui était désormais notre siècle, (je l’avais oublié tout le temps de l’écriture), était peut-être bien le siècle de Sacher-Masoch, le siècle masochiste. Ces catégories – sadisme, masochiste –, très hypothétiques, sont difficiles à manier, car ce ne sont pas des catégories directement politiques. Et, même en dehors de l’équivoque qu’elles entretiennent avec le politique, elles sont profondément confuses et retorses. Par exemple, le masochisme dont j’ai eu le sentiment qu’il était l’atmosphère dominante de notre séquence historique, n’est sans doute nullement le masochisme pervers dont Gilles Deleuze, depuis sa Présentation de Sacher-Masoch (1967) a tramé plus ou moins clandestinement toute son œuvre, mais un masochisme de la névrose. Mais qu’est-ce qu’un masochisme de la névrose ? Qu’est-ce qu’un masochisme névrotique ? Ce serait en toute rigueur un masochisme qui reculerait devant la question de la jouissance, c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, qui reculerait devant la littérature, devant l’art, devant la question que pose le fait d’écrire… Ce serait un masochisme dépressif, un masochisme sentimental, peureux, plaintif. Un masochisme de l’intégration sociale ou économique, d’une soumission devant un mauvais maître. Un masochisme du ressentiment. Le masochisme du sujet qui accepte avec soulagement d’être inoffensif.

 

Lorsqu’on ressent les choses de cette façon, c’est que l’on est politiquement seul. Et c’est lorsqu’on est seul que le roman peut se faire jour. Comme une manière solitaire de faire de la politique, où la solitude est à la fois point de départ, puis matière, mais sûrement pas issue. Questionnement plutôt.

 

Avec l’essai, on est au contraire dans un rapport de solidarité et d’empathie avec l’époque et l’objet dont on parle, et dont on est le médiateur. Solidarité avec le René Char de Feuillets d’Hypnos, avec le Roland Barthes de L’Empire des signes, avec le Sade du XX° siècle ; solidarité – empathie impitoyable – qui peut prendre la forme de l’agression sauvage et de la violence d’un combat spirituel avec le Genet de L’ennemi déclaré. Mais, peut-on n’être sa vie durant solidaire que des morts ?

 

Et quelles que soient les ruses que l’on peut inventer pour questionner aussi le présent à travers le passé, on finit par comprendre que ce temps – celui de Char, de Barthes, de Sade ou de Genet – qu’on pouvait croire encore contemporain, ne l’est pas, et qu’il y a même une forme de mensonge, malgré toute la vérité mobilisée dans ce travail, à le croire et à le laisser croire. De là, naît la solitude.

 

C’est donc surtout en terminant le Sade, ce Sade au travers duquel le XX° siècle s’était tout à la fois construit et détruit, que l’anachronisme m’est apparu le plus vivement. Et sous la forme de cette idée. En parlant de Barthes, de Sade, de Lacan, de Genet, ou de Char, me disais-je, tu embellis ton époque, alors que tu devrais dire sa laideur… Ou plus précisément, car on ne doit jamais parler contre son époque : tu manques ses roueries, tu ne vois pas ses résurrections, ses jeux. Tu ne comprends pas que ses simulacres, eux aussi, font sens.

 

Et de fait, s’il m’apparaissait que l’idée du roman pouvait naître d’une solitude, c’est que cette solitude était bien particulière, c’est que nous étions nombreux, voire indénombrables à la vivre et donc à la partager. On n’est vraiment seul qu’ensemble.

 

Enfin, ce que m’avait appris l’écriture de l’essai, l’écriture de la pensée, c’était à ne pas parler de moi. L’essai avait été une forme de discipline exigeante et juste d’écriture. Une ascèse d’anti-égotisme. Une forme de déontologie ou d’éthique. Dire « Je », oui, pourquoi pas, mais ne jamais parler de soi. Discipline d’écriture à inventer cette place vide à partir de laquelle parler, penser, réfléchir. Place vide d’où seule peut naître la forme. Place vide d’où seule peut naître à mon sens le livre. Le roman aussi et surtout.

 

Passer au roman ce n’était surtout pas régresser par rapport à cette pratique antérieure, ce n’était surtout pas passer à l’intimisme, au discours du moi. Qui est aujourd’hui en partie un des discours dominants.

 

Et d’ailleurs, dans la sensation du masochisme dépressif ambiant, n’y avait-il pour partie le constat que le roman français n’était plus que le lieu d’une logorrhée personnelle, baptisée, par cette pratique très française de l’alibi conceptuel, autofiction. Où la fiction, qui est toute la vérité dont le roman est capable, disparaissait derrière l’ego. Ego-fiction, donc. Tel est le terme plus vrai pour désigner certains romans de septembre ou de printemps. Moi plaintifs, dépressifs, paralysés dans la plainte et l’isolement, toujours la même. Pire encore, c’est que ces romans de l’égo travestissaient un narcissisme souvent très stéréotypé, derrière une pseudo plainte sociale, s’abritant derrière une conjoncture de crise, de chômage, de sarkozysme – puis après du hollandisme et maintenant du macronisme –, de la décomposition politique, du racisme généralisé, de la chasse aux migrants, pour parler de leur récent divorce, de leur cancer, de la bêtise des critiques littéraires concernant leur dernier livre, de leurs adultères, du handicap qui frappait leur enfant, de la brutalité de leur père lorsqu’en enfant, à table, ils devaient subir en silence ses manies de caractériel, de leurs amours foireux d’adolescence, du roman familial sous toutes ses formes. De l’autre côté, une autre régression, parallèle à la première, la mise en scène pompeuse d’un suicide littéraire sous la forme d’une violente sortie de route fasciste à la première personne, du genre de celle de Richard Millet, Marc-Édouard Nabe, ou Renaud Camus. Entre les deux, les Belles-lettres. Et, il faut le dire, quelques belles exceptions.

 

S’il y a une forme romanesque qui exclut le masochisme, le moi, et la plainte, c’est bien ce qu’on appelle le polar, le roman noir, le thriller. S’il y a une forme qui a pu accueillir la question du politique de manière neuve, vraie, sensuelle, au niveau de nos besoins vitaux, qui a pu explorer l’imaginaire de la violence naturellement politique du sujet humain, dans l’opposition du tueur et du flic, c’est bien cette forme-là. Cette forme qui a pu également étendre au rapport sexuel, c’est-à-dire aux rapports de sexes, la vérité d’une guerre sans merci, et dont, même les trêves, sont encore bercée par la violence, la tendre violence, elle aussi politiquement sensuelle, de tout rapport.

 

Même absolument médiocre, même abject de vulgarité, de bêtise, même radicalement nul, le polar est une immaculée conception. Il est exempt du péché originel de la mauvaise littérature, le « moi » de l’écrivain, cet écrivain, qui, généralement, dans le polar, ne la ramène pas. Ce qui protège le « polar » du péché psychologique, c’est le code. C’est qu’il s’agit, comme la corrida, comme l’opéra, comme la prostitution, comme la tragédie racinienne ou sophocléenne, comme le catch, comme le manga, comme les jeux télévisés, comme les travestis dans les boîtes de province, comme la messe en latin, comme les échecs, comme les rites du potlatch en Océanie, comme les collections de grands couturiers de l’automne-hiver ou du printemps-été, comme le jeu de go, comme la pratique du Kinbaku au Japon, c’est qu’il s’agit donc d’un art du code. D’un art parfaitement pur comme tous ceux que j’ai cités, où la régence humaine de l’ordre de la décence et de l’indécence, du juste et de l’injuste, est provisoirement suspendue. Pour peu qu’on respecte les règles élémentaires du code qui est à l’œuvre.

 

C’était sans doute à mes yeux la condition première d’un discours réellement politique. « Sans doute » : parce que je n’en étais pas tout à fait conscient au moment d’écrire. Condition d’un « discours réellement politique » au sens où il me semblait que la conjoncture réclamait une aventure qui tout à la fois pose les conditions de possibilités du récit d’une action politique, et les réfute simultanément. L’échec étant la condition même du récit. Ou plutôt la réussite de tout roman étant qu’il se réfute lui-même.

 

Le polar fonctionne sur une multitude de codes, innombrables puisque tout est code, codifié : fumer, boire, marcher, regarder, tuer, faire l’amour, ne pas dormir, conduire une voiture, suivre quelqu’un, manger ou ne pas manger, draguer une fille. Tous ces actes que la littérature tente d’individualiser, de légitimer par la singularité, de rendre unique, d’expliquer, et donc de maquiller, le polar nous les restitue sous la forme évidente d’allégories, glacées ou incandescentes, solitaires jusqu’à l’extrême ou bien lourdes de grégarité. C’est-à-dire selon une sémiologie qui ne propose que des gestes ou des actes stylisés jusqu’au paroxysme de leur forme, sous l’apparence du signe le plus clair qui soit, dans une ostension si forte, que toute psychologie s’évanouit derrière la précision formelle de l’acte : allumer un briquet, descendre un type, baiser une fille. Allégories, c’est-à-dire aussi conventions, stéréotypes, topoï, où toute une anthropologie, sommaire ou au contraire aussi raffinée qu’une étude de Lévi-Strauss, est mise au jour.

 

C’est ainsi, par exemple, que se sont dessinés peu à peu les Chinois de mon roman. Dans un triple mouvement. Celui du stéréotype pur, le maquereau chinois, le vieux Dong, l’oncle de la Jeune Chinoise, Lu, où quelques signes l’aliénaient en quelque sorte à une effigie immédiatement reconnaissable, goût pour l’argent, le jeu, le fume-cigarettes, l’accent exagérément restitué, puis celui du carnavalesque avec la communauté chinoise dans la banlieue paumée où atterrissent Lu et le héros, Politzer. Cette communauté, convertie au protestantisme évangélique, par leurs noms empruntés à la Bible, Moïse, Ruth, Benjamin, Jethro, introduisait un exotisme biblique dans l’exotisme asiatique, et poussait au carnavalesque et à une forme de poétique du rite, du symbolique dont on ne sait s’il relève du religieux ou de l’ethnique. Ainsi le code biblique, non seulement dynamisait fortement le récit par le conflit qu’il introduisait dans le monde chinois qui était une part importante de l’intrigue : conflit d’intérêts, de cultures, d’attitudes, mais en plus superposait aux attitudes stéréotypées de la pègre chinoise, le raffinement comique des convertis à l’évangélisme, avec leurs jeux, leurs fêtes, leurs peurs, leur fragilité. Le troisième niveau allégorique est la jeune Chinoise elle-même, allégorie féminine qui la partage en une double figure, celle de l’assujettissement et de la liberté. Assujettissement de la prostitution et liberté de la fuite. Duplicité qui est tout le contraire du topos psychologique de la vierge et de la putain. Car prostituée elle est, et non pas putain ; et libre, elle n’est pas la vierge, mais elle est celle qui échappe : qui échappe aux prédateurs, aux tueurs : le tueur étant tout aussi bien celui qui veut la protéger que celui qui veut la posséder. Elle est comme un point de fuite où les deux communautés chinoises – les gangsters et les croyants – trouvent un point narratif de rencontre, point de fuite à tous les sens du terme, puisqu’elle est à la fois objet de désir et marchandise, Chinoise comme les autres, nièce du maquereau chinois qui l’exploite, et protégée et désirée tout à la fois par un flic et un terroriste d’extrême gauche, Politzer, le personnage principal du roman. Celle qui introduit dans le monde des Blancs, le monde des flics et dans celui des activistes, un trou, un manque, un point de convergence et de lutte à mort.

 

Progressivement en écrivant ce roman, je me suis aperçu qu’il y avait dans le polar un code des codes, plus important que les autres, qui régissait tout, et qui m’a convaincu de son importance au moment où il est sorti tout seul, au fil de la fiction, au fil de l’histoire qui s’inventait malgré moi, et dont j’ai placé l’extrait en quatrième de couverture. C’est au début de la deuxième partie, le personnage principal, Politzer (c’est son pseudonyme dans l’organisation d’extrême gauche où il milite) a trouvé refuge chez les Chinois évangélistes avec Lu, la jeune Chinoise. Depuis le début du roman, il a, à plusieurs reprises, revécu la nuit d’amour qui a précédé la découverte à l’aube de sa compagne, Najla, égorgée à ses côtés, dans le lit. Cette fois-ci, au cours d’un chapitre qui mêle un commencement de rêve, une fête communautaire des Chinois, des scènes qui nouent la relation de Politzer et Lu, celui-ci revit une nouvelle fois la nuit du meurtre, et pour la seconde fois, il se revoit accomplir les gestes qui ont tué :

 

« Il se revoyait maintenant le rasoir dans la main droite, revenir près du lit où elle reposait. Et le mouvement précis, sûr et net avec lequel il l’avait égorgée. Où avait-il appris un tel geste ? D’où le possédait-il ? Et cette démarche de fou ? D’où lui venait-elle ? Un meurtre, il le savait maintenant, il suffit d’en commettre un, et l’on comprend alors que ce n’est pas si difficile. Le meurtrier n’éprouve pas seulement de la jouissance, il atteint à une connaissance, c’est-à-dire une délivrance.

Il sait que la vie humaine n’a aucune valeur. » p.168

Le code des codes du polar – à mes yeux du moins – tient dans cette dernière phrase « Il sait que la vie humaine n’a aucune valeur. » Énoncé où le roman noir, alors, trouve le point exact par où il s’oppose à toute la littérature. Car la littérature dit le contraire. De Proust à Camus, de Don Quichotte aux Possédés, la littérature défend l’idée, envers et contre tout, de la valeur absolue de la vie humaine. D’une certaine manière, là, réside, pour le polar, le mensonge de la littérature. Et dans l’énoncé strictement inverse – « Il atteint à une connaissance, c‘est-à-dire une délivrance. Il sait que la vie humaine n’a aucune valeur. » -, dans cet énoncé inverse, donc, la vérité. Pas toujours comprise par l’auteur.

 

Et c’est peut-être alors dans ce différend entre le polar et la littérature que se joue singulièrement la question du rapport au politique, et de sa possibilité. Sous quelle forme ?

Bien entendu, il ne faut pas entendre cet énoncé (« La vie humaine n’a aucune valeur ») comme un axiome métaphysique, car alors nous serions dans Blanchot, le Blanchot sadien de la littérature et le droit à la mort, l’apologiste de la Terreur, où l’écriture est l’équivalent de la guillotine et de la liberté absolue que donne le droit à la mort. Or, nous ne sommes pas avec Blanchot. Car cet énoncé est le contraire de la métaphysique, c’est, on l’a dit, un code. Le code des codes. Ce qui permet donc de jouer. C’est pourquoi d’ailleurs j’ai pris un grand plaisir à inventer et à varier les types de morts qui sont tous des meurtres, car on ne meurt pas de mort naturelle dans un polar. Mort par décapitation au sabre japonais dans le métro pour le traitre, Luxembourg, mort par quiproquo de Damade, l’homme de télévision… mort d’un poignard lancé dans la gorge d’Éva, la militante, et les quatre morts successives des quatre Chinois qui suivent Politzer, quatre morts différentes en huit pages, à chaque fois plus cruelle… C’est parce qu’il est de l’ordre du code que le meurtre peut être accueilli indifféremment avec humour ou avec effroi, parfois un mélange des deux.

Le Polar alors est ce qui permet de lever le plus à fond les hypothèques du psychologisme bourgeois. L’état zéro auquel se situe le jugement moral, ni morale ni immoralisme, libère peut-être le lecteur de son masochisme, de ses scrupules, de ses timidités. Il va même jusqu’à la placer en adulte face à tous les idéologèmes qu’il véhicule – sexisme, racialisme, domination, fric, pouvoir… – en situant les stéréotypes non point dans les jeux ambigus du psychologique et de l’intériorité, de la mauvaise foi et des sincérités, mais en les mettant à nu, en les hyperbolisant, en en exhibant les codes, il est sans doute ce qui est le mieux à même de déconditionner le lecteur par rapport à l’art essentialiste du roman petit-bourgeois. Le Polar a choisi au fond l’attitude la plus juste en période de détresse : le cynisme. Qu’on entende alors ce mot dans tous ses sens, le bon comme le mauvais, le vulgaire comme le sophistiqué, le crapuleux comme l’aristocratique. Le génie conjoncturel du polar est ici de ne pas chipoter pour inventer un bon cynisme, un cynisme acceptable. Il assume aussi et surtout le caractère profondément inacceptable du cynisme et qui, d’ailleurs, seul, le légitime.

 

Même celui qui a raison a tort, même à celui qui n’a rien on prend ce rien qu’il a. Le polar met en abyme l’enquête dont il fait le récit, car il est ce qui, en effet, détruit tous les alibis. Jusqu’au plus fondamental des alibis. Celui derrière lequel, acculé, on dissimule dans une dernière illusion, le sens de nos gestes : la vie. La vie, l’alibi en béton qui ne fait plus le poids. Non parce qu’un flic malin l’a déjoué. Mais parce que ce flic, comme le tueur face au flic, comme le terroriste qui pose sa bombe ou qui exécute un traitre, comme la femme dans les bras de l’homme et réciproquement, savent que la vie humaine n’a aucune valeur. Et se libèrent alors de bien des faiblesses, de bien des aveuglements, de bien des angoisses en se trouvant tout d’un coup à égalité avec le pouvoir, avec tous les pouvoirs.

 

Ce n’est qu’un code, rappelons-le. C’est-à-dire une fiction.