Tribune. Libération, 19 décembre 2018

Au-delà du «Jaune» associé au briseur de grève, le jaune n’évoque pas grand-chose dans le champ de la mémoire politique. Et qui pense aujourd’hui au génial «Christ jaune» de Gauguin, portant à l’absolu de la misère la couleur de l’exclusion et de la chute ? Pour nous les contemporains, le gilet jaune appartenait jusqu’à hier au chapelet de contraintes qui, depuis des décennies, a rabaissé la toute-puissance de l’automobiliste français à une sorte de soumission et d’impuissance aigre propre à susciter bien des chouanneries : la ceinture de sécurité, les limitations de vitesse, le permis à points, le contrôle technique, les 80 km/h sur les routes secondaires… On a ainsi imposé à chaque automobiliste un gilet jaune à placer dans son coffre, mais ce faisant, on lui a donc fourni l’étendard de la révolte selon le principe bien connu du Pharmakon: le poison et le remède, la servitude et l’affranchissement coprésents dans le même signe.

C’est sans doute cela qui a d’abord suscité méfiance et hostilité, voire mépris, à gauche – gauche modérée ou radicale –, à l’exception bien sûr de la gauche populiste des insoumis suivant la logique venue des travaux très sophistiqués d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe selon laquelle tous les signifiants politiques sont fondamentalement flottants et peuvent donc être investis de significations pas encore formulées, pas encore pensées, signifiants qu’il s’agit de stabiliser, de traduire et de rendre alors hégémoniques. C’est pourquoi un signe aussi ambivalent et indécidable que le gilet jaune n’a posé aucun problème à son appropriation matoise (Mélenchon) ou hystérique (Ruffin), bien au contraire.

Avant le nihilisme, la déréliction

La plupart des enquêtes, reportages, entretiens, sur les ronds-points, les parkings de supermarchés, nous laissent pourtant entendre bien plus que des signifiants bons à remplir par le premier mélenchonien venu: le premier d’entre eux touche à la voiture, espace ultime de résistance à un Etat perçu comme un monstre froid manié par des hommes voraces qui «se gavent», un Etat qui ne cesse d’inventer chaque jour de nouvelles brimades, de nouvelles normes incompréhensibles, et dont le sens ultime est toujours le même : rançonner le peuple, l’appauvrir et simultanément le ligoter, l’immobiliser, le fragiliser, le conduire à une impuissance qui rend fou, fou furieux. Le jaune n’est pas immédiatement la couleur du nihilisme, le jaune c’est d’abord la couleur de la déréliction. Car le Gilet jaune, c’est celui qui est d’abord abandonné: abandonné dans la jungle épaisse et traître des lois, abandonné à la solitude des no man’s land périurbains, abandonné dès le 15 du mois quand les prélèvements obligatoires ont déjà presque tout englouti, abandonné au silence ou au ressassement des mêmes pensées vagues, dépressives ou maniaques, abandonné à sa voiture – sa «caisse» – qui est le plus souvent son seul bien.

La déréliction, l’état de délaissement, que vivent tant d’individus isolés, de couples rafistolés ou non, de familles unies ou désunies, peut ainsi perdurer indéfiniment dans un régime de survie, de vie volée, de vie moribonde mais, si elle se cristallise, alors sa traduction spontanée, c’est en effet le nihilisme, aujourd’hui aisément repérable aux désordres des mots, des revendications, des slogans qui, tous, finissent par tourner autour d’une sorte d’appel au meurtre, tantôt dit, tantôt murmuré, sérieusement ou à moitié, le meurtre du chef imposteur, en l’occurrence Emmanuel Macron. Celui-ci a bien de tristes atouts pour être le bouc émissaire de cette peste contemporaine qu’est le malheur de l’homme seul, démuni, abandonné, perdu de misère, dans l’océan mondialisé des richesses et des échanges.

Haine fascinante

Un nihilisme est donc apparu, porté par une foule où soudainement plus personne n’était seul, chargé d’une haine fascinante contre un puissant que précisément cette foule, par un de ces renversements inattendus de l’histoire, acculait désormais lui aussi à la plus extrême des solitudes. Il en est même sorti une image d’Epinal télévisuelle: l’image au Puy-en-Velay du jeune Prince romantique, d’une pâleur mortelle dans son manteau noir, s’enfuyant à travers la nuit dans une voiture silencieuse sous les cris et insultes du Peuple. Le nihilisme consiste alors en ceci que les revendications se sont transformées en une demande insatiable adressée à celui que pourtant on passerait volontiers à la guillotine, dont on porterait volontiers la tête au bout d’une fourche, ou tout au moins qu’on adore brûler en effigie.

Demander l’impossible à celui qu’on vomit n’est pas si contradictoire que cela, et c’est d’ailleurs, de tout temps, la logique même du bouc émissaire. Un gilet jaune ne disait-il pas «s’il nous donnait son bras droit, alors on lui demanderait son bras gauche» ? S’il y a nihilisme, c’est que tout désir à peine satisfait est aussitôt périmé. S’il y a nihilisme, ce n’est pas seulement parce que le mouvement des gilets jaunes est traversé par la haine et le désir de mort pour le chef, c’est donc parce qu’au travers de ces désirs, le mouvement des gilets jaunes ne fait peut-être qu’avouer son désir d’échec, son désir fondamental d’échouer. Ce n’est pas seulement le Prince qu’on désire abattre, c’est aussi, comme on l’a vu par des menaces de mort répétées et systématiques, tout gilet jaune qui pénétrera dans son palais pour une négociation, une transaction, une simple palabre. Il y a quelque chose de célinien chez le gilet jaune, jusque dans sa voix, dans son regard, dans son visage. Le Céline du Voyage au bout de la nuit ou de Mort à crédit.

Seule une médiation politique pourrait détourner les gilets jaunes de leur apparente fascination pour la dérision des fins qui menace leur combat mais qui est peut-être le sens de leur combat car, à la déréliction, il n’existe sans doute aucun autre dénouement qu’imaginaire et qu’absurde. Si La France insoumise a, comme on l’a vu, une stratégie en or pour jouer ce rôle de médiateur, puisque cette situation historique est celle-là même dont elle rêve depuis sa conversion au populisme de gauche, il est bien possible qu’avec les gilets jaunes, Mélenchon et ses amis creusent leur propre tombe. En matière de désir de mort et de désir d’échec, il n’est pas certain en effet que les insoumis soient en mesure de rivaliser avec le Rassemblement national.

Le plus probable alors, c’est que le mouvement des gilets jaunes meure non par autodestruction mais dévoré par ces deux grands prédateurs de notre époque, bercé par ces deux fées marraines, un coup à gauche, un coup à droite, etc., et finisse par s’endormir à force d’entendre tant de comptines, tant de slogans aux cadences de ritournelle. Qu’on ne compte pas en tout cas sur le pouvoir pour délivrer les gilets jaunes de leur chasuble de malheur, le Prince, qui a lu Machiavel, lui, sait qu’on ne peut faire de la politique à partir de l’Infortune.