Le Monde des Livres – 17/11/2017

« Les intellectuels demandent un Dieu », écrit Léon Bloy en 1892 dans Le Mendiant ingrat. Cette phrase dit d’abord que, contrairement à la légende, l’intellectuel n’est pas une invention de la gauche dreyfusarde ; Bloy, comme Barrès alors, s’associe pleinement à cette figure. Elle dit aussi que le tournant catholique de la fin du XIXe siècle est une construction en effet intellectuelle comme au même moment le nationalisme intégral, l’anarchisme ou le sionisme. L’intellectuel choisit un mot qui divise le monde en deux – Prolétariat, Patrie, Dieu – et se place sous sa régence en feignant d’être choisi par lui, d’obéir à un appel.

Pour Bloy, Dieu va se révéler un signe despotique, à la fois univoque et insensé : univoque parce que Dieu est Dieu, insensé car ce qu’il dévoile est folie, énigme, paradoxe. Il est en outre l’arme absolue face au nouveau Léviathan de cette seconde moitié du XIXe siècle, la Bêtise moderne, celle d’une équivalence universelle de tout et de tous qu’autorisent la démocratie, le crédit, les grands magasins, les produits standardisés, et dont le positivisme bourgeois est le credo.

Dieu est alors pour Bloy le régime de Terreur symbolique seul capable de répondre à l’effondrement historique du sens, à cet empire des lieux communs. Mais Dieu, c’est aussi l’Autre qui anime la plume de Bloy d’une transe parfois tapageuse, et qui lui fait dire, lorsqu’il se relit, qu’il est écrasé par l’épouvantable supériorité sur lui de celui qui a écrit ces pages. Cet Autre, c’est le personnage central de sa théologie – le Quelqu’un –, garant de l’ordre symbolique.

Dureté mystique

Que faire, en ce centenaire de la mort de Bloy (1846-1917), de cette œuvre, géniale dans son dispositif, inégale dans son abondante réalisation ? Il y a d’abord le meilleur de Bloy réuni dans le volume de la collection « Bouquins », Essais et Pamphlets, depuis Propos d’un entrepreneur de démolitions (1884) jusqu’au posthume Symbolisme de l’Apparition (1925) qui donne la mesure d’une écriture mystique et engagée. On peut regretter que l’appareil critique de cette édition soit décevant, mais reste le formidable assemblage qui nous est offert.

Et puis il y a cette évidence : Bloy reste à connaître. Deux essais d’importance inégale s’y emploient. Celui de Pierre Glaudes (Léon Bloy, la littérature et la ­Bible), en empathie avec le caractère visionnaire de l’œuvre, et celui d’Emmanuel Godo (Léon Bloy. Ecrivain légendaire), honnête et pondéré, mais qui prend mal la mesure d’une écriture souvent proche de la dureté mystique d’une Simone Weil, et qui rivalise avec Mallarmé dans la lecture symbolique du monde, et parfois le supplante, comme sur l’Argent.

Il est vrai que l’Argent est la grande affaire de Bloy, qui a conçu une économie politique fascinante. L’Argent n’est pas ce qui sert à acheter mais ce qui est fait pour être donné : Bloy est ce mendiant envers qui tout possesseur est redevable. Sa vie quotidienne est ainsi rythmée par des dons venus de débiteurs improbables ou par des déboires qui sont la réponse ou le silence de Dieu au manque qui crucifie le Pauvre. AvecLe Sang du Pauvre (1909), l’Argent est symbole parce qu’il est littéralement le sang prélevé sur le Pauvre : la langue de Bloy se fait aussi incendiaire que celle des prophètes d’Israël.

C’est Le Capital de Marx lu par Isaïe, mais ça n’est pas pour autant le communisme, puisque l’argent ne peut cesser d’être le sang du Pauvre. Ainsi les hallucinantes descriptions de l’exploitation de l’homme par l’homme dans les mines ; les usines ne promettent aucun lendemain qui chante, mais une économie toujours plus homicide. Demeure, comme le note Glaudes, une grande indulgence envers les bombes anarchistes qui explosent alors : « Pétards anarchistes (…). Les gens vertueux sont mal à l’aise dans leurs culottes… », écrit-il.

Instinct de mort

L’autre grande affaire de Bloy, ce sont les juifs. C’est en 1892 qu’il publie Le Salut par les Juifs. Livre troublant en ce qu’il conjugue dans les mêmes pages un antisémitisme ordurier et une judéophilie d’une rare pénétration. L’état d’exclusion charnel des juifs s’inscrit dans une économie du salut dont l’humanité dépend. Pour Bloy, la résurrection n’a pas eu lieu. Nous vivons le temps de l’agonie, suspendus au bon vouloir des juifs. Ce temps est « en abîme » car les juifs ne se convertiront que lorsque Jésus sera descendu de la Croix et Jésus ne descendra de la Croix que lorsque les juifs se seront convertis.

Tourniquet métaphysique sans fin, dont la structure symbolique nous immobilise dans une attente angoissée qui définit la condition humaine et la vision mystique du monde. Mais, de ce fait, Bloy confère aux juifs un rôle qui est celui-là même de la fonction symbolique : « L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau. » On pressent dans cette écriture l’inexorable pression d’un instinct de mort tapi partout dans l’œuvre, d’où vient cette eschatologie énigmatique, identifiée par Pierre Glaudes, qui fait du Saint-Esprit une figure luciférienne.

Instinct de mort aussi dans la fascination tant pour la puissance exterminatrice de Napoléon, avec L’Ame de Napoléon (1912), que pour l’apparition de la Vierge Marie de la Salette en 1846 – l’événement capital –, dont il retient surtout, dans Celle qui pleure (1908), l’impossibilité où la mère de Jésus se trouve de retenir le bras vengeur du Fils : soit encore l’imminence d’une apocalypse dont Bloy, avec un certain appétit, ne cesse de repérer des signes avant-coureurs dans les catastrophes de l’époque.

Mais, intimement enfoui dans cette prose brûlante, parfois obscène, très fin de siècle, abjecte et artiste, hurlant un désespoir et une misère activement vécus, il y a, chez ce lecteur de Sade, de Poe et de Lautréamont, un humour étrange, un demi-rire silencieux, un sourire bifide qui, au cœur des déclarations les plus enflammées, pour ne pas dire les plus fumeuses, voire les plus fumistes, au détour d’une exégèse abstruse, nous confie que ce secret, que cette prophétie, que cette injure ignoble, c’est encore du symbole, du « Rien », aurait dit Mallarmé.