[article paru dans la revuecommune.fr]

Œdipe.

      Cherchons notre Œdipe….

      Ne jamais oublier qu’une fois Œdipe détrôné du Royaume de Thèbes, une autre conception du pouvoir gouverna l’État de Thèbes en la personne de Créon : le bureaucrate totalitaire, celui pour qui la Loi est l’absolu politique, celui qui condamne Antigone à être enterrée vivante dans une caverne et y mourir parce qu’elle a réclamé que son frère Polynice ait droit à une tombe. D’une certaine manière, Créon est le Kant qu’invoquait Eichmann, lors du procès de Jérusalem, pour justifier son rôle dans les crimes nazis; ce Kant ramené à une obéissance formelle à la Loi vidée de tout contenu, ne se justifiant que par elle-même, excluant d’être dépendante d’un « Bien » extérieur, se validant dans et par sa perfection formelle, seule susceptible fonder son autorité. Le conformisme kantien, anticipé donc par Créon, est ce qui s’oppose à l’aventurier Œdipe, dont le pouvoir est diminué, amputé par une culpabilité originaire. Œdipe, le chef de l’État coupable, originairement coupable, et dont la culpabilité contamine l’État et le pays, avec la peste comme symptôme.

     Ainsi, n’y a-t-il pas un seul Anti-Œdipe, pas seulement celui de Deleuze-Guattari, le schizo, le corps sans organes, le bègue, saisi dans le devenir-animal. Il y en a un autre. L’autre Anti-Œdipe, le seul peut-être, ce serait Créon, le paranoïaque, l’homme d’État, entièrement pris dans la volonté d’exercer le pouvoir de manière totale, d’en jouir, et d’en faire jouir son peuple, y compris dans et par la souffrance : surveillance, arbitraire, domestication, unanimité, délation, obéissance. Celui qui s’est débarrassé de la culpabilité de gouverner, et qui donc désormais n’a plus de limite à son pouvoir.

     Cet autre Anti-Œdipe, c’est Léviathan. Ou du moins une des figures possibles de Léviathan.

Créon est celui qui élimine réellement Œdipe de la sphère du pouvoir. Avec lui, désormais, l’homme d’État ne sera plus suspecté, la peste ne sera plus une maladie indigène, intérieure, territoriale. Elle sera une maladie venue de pays lointains, une maladie étrangère que le chef d’État n’a pas à endosser.

Hobbes.

   Le coup de génie de Hobbes (1588-1679) n’est peut-être pas son livre, mais le titre de son livre : Léviathan et l’étrange vignette qu’il a choisie pour la couverture, ce monarque monstrueux dont le corps est composé d’une myriade d’humains, et qui domine le monde de sa stature. Léviathan n’est pas un concept (le concept de l’État). Et d’ailleurs dans son livre, Hobbes n’y fait pratiquement plus allusion. Le Léviathan n’est pas non plus une référence à une réalité politique vécue, ou si peu. L’Angleterre n’a jamais vraiment été le territoire de Léviathan, c’est-à-dire du pouvoir étatique pris dans l’hybris de la toute-puissance. Le coup de génie donc de Hobbes, c’est le caractère structurellement imaginaire de ce monstre marin issu de la Bible (Livre de Job 40-41), censé incarner l’État, et dont il ne nous donne pas la traduction allégorique. Comme image, Léviathan fait éclater le cadre de toute théorie de l’État qui relèverait de la seule pensée. Comme image, il nous apprend que, pour comprendre la réalité passé et contemporaine de la question de l’État, il faut intégrer une composante fantasmatique et mythique, et s’y fixer. Et pas seulement pour appréhender l’État monstrueux qu’incarne Léviathan mais également l’État ordinaire, l’État affaibli par la culpabilité de l’exercice du pouvoir, l’État rongé par son illégitimité, celui d’Œdipe. Le nôtre.

    Léviathan incarne un type de contrat qu’on trouve dans certains contes de sorcières et que pourtant le réel historique semble en mesure d’actualiser. La protection absolue en échange de l’obéissance absolue. Ce contrat ou ce pacte repose sur une angoisse qui est tout à la fois imposée et supprimée : la guerre civile est l’hypothèse qui, seule, permet d’empêcher qu’elle ait lieu. Véritable nœud logique. C’est en prophétisant cette guerre civile que Léviathan prend le pouvoir dans la mesure où sa prophétie est si effrayante qu’elle en évite la réalisation. Foucault a raison d’écrire que la souveraineté ne s’établit pas par une domination belliqueuse et violente mais par un calcul où chacun est amené à mesurer le danger que représente sa propre liberté et celle des autres en tant qu’elles sont virtuellement les aliments de la guerre de tous contre tous.

    La prophétie de Léviathan peut alors s’incarner, comme par exemple aujourd’hui en Chine où un système de contrôle et de surveillance radicale, digne en effet de Léviathan, aspire à rendre impossible la guerre civile grâce au système du crédit social, littéralement « système de confiance dans la société », où le citoyen est noté en fonction de son respect des normes d’État : le fait que mon voisin, incivique, soit ainsi noté, sanctionné, est censé m’épargner tout ressentiment à l’égard des éventuelles transgressions sociales, et soutenir la crédibilité de l’État comme vie en commun. Car la soumission absolue en échange de la protection absolue repose sur une jouissance qu’il ne faut pas négliger : la conviction que mon voisin, lui aussi, s’est soumis à Léviathan. Il n’y a pas d’interdit qui puisse fonctionner sans la certitude pour le sujet que l’Autre y est également astreint. Cette certitude, c’est le lien social dans sa forme la plus aliénante : la certitude qu’il n’y aura pas de guerre de tous contre tous, y compris à un feu rouge, lorsqu’un de mes concitoyens aura traversé au vert…

   Avouons que ce modèle n’est pas complètement étranger à certaines pulsions qui traversent notre espace politique français et européen.

Aujourd’hui.

   Ce qui est capital da ns la figure du Léviathan conçue par Hobbes, c’est son ambivalence, et pour laquelle on voudrait trouver un mot plus fort et plus efficace : une sorte d’amphibologie comme quand un même mot présente deux sens contraires[1]. En effet, l’image de Léviathan est deux fois double : d’abord monstre hideux et destructeur et salut de la cité, mais aussi par le fait, comme on  l’a vu, que la menace qu’il présente est simultanément la solution à cette menace, le poison et le remède.

   Or, cette ambivalence structurelle range bien Léviathan dans la logique de l’imaginaire, telle que Freud l’a repérée par exemple dans son texte fameux  «Des sens opposés dans les mots primitifs » (1910[2]). Il remarque l’abondance en égyptien ancien des mots à double entente où un même terme signifie simultanément fort/faible, ordonner/obéir etc. , et il associe ce fait à ce qu’il en est de même dans le rêve où l’ambivalence en effet règne.

  On dira alors que le Léviathan de Hobbes nous propose une deuxième leçon qui est peut-être la plus importante. Et que pour l’entendre, il faut partir de cette ambivalence extrême qui est la nôtre aujourd’hui face à l’État souverain : désir et haine, besoin et rejet, soumission et insubordination, et qui fait que nous sommes face à lui, dans une position de régression, d’immaturité. Comme si, de toutes les catégories de la pensée politique, l’État souverain demeurait un impensable, et comme si, peut-être, il n’existait pas autrement que comme un objet imaginaire, tel qu’il figure sur la couverture du livre de Hobbes : une vignette où un monstre nous intimide et propose un casse-tête logique, un piège où je m’aliène quel que soit le chemin que j’emprunte, comme l’illustre l’échec de la prophétie politique marxiste qui supposait, par son effectuation même, le dépérissement de l’État, et qui a, au contraire, abouti à un perfectionnement sans égal de la raison d’État et à une toute-puissance qui a fait, hélas,  des États « communistes » les Léviathans modernes. Et cela pour avoir cru, elle aussi, au concept de souveraineté, dont témoigne Le Manifeste communiste (1848) de Marx et d’Engels.

    Sans doute, devrions davantage réfléchir aux travaux de Foucault sur la question de la souveraineté comme mythe, comme leurre, où est venue échouer l’idée même d’émancipation, car cette souveraineté mythique, fantasmatique, – en tant qu’elle est imaginaire – est vouée à cette éternelle ambivalence dont nous sommes partis, c’est-à-dire à la frustration, au ressentiment, à l’insatisfaction : à cette position infantile qui est celle de la demande jamais satisfaite. Et cela, tant dans la position de soumission à l’État que dans la position de conquête de l’État.

   Le Léviathan n’existe que par le crédit qu’on accorde à l’idée de souveraineté, et sa survie est liée à la dynamique même de la demande que relance sans cesse l’inéluctable frustration. S’il n’y a de souveraineté qu’imaginaire, c’est que le pouvoir réel est partout ailleurs que dans la souveraineté, il est dans toute interrelation sociale : savoir cela, n’est nullement un renoncement à la rationalité politique, c’est au contraire peut-être là où commence une société de résistance, d’agitation perpétuelle et illimitée, où tout peut être remis en cause.

     Sans doute faut-il alors abandonner un mythe pour un autre. Oublier l’État Léviathan pour l’État Œdipe. C’est-à-dire oublier l’hypothèse d’un État souverain pour celle d’un État malade, oublier l’hypothèse d’un État qui repose sur une puissance illimitée de la  Loi  pour celle d’un État où la Loi est originairement faillie, d’un État imperméable au soupçon pour celle d’un État qui se sait coupable.

     Cherchons notre Œdipe, il est la vérité même du pouvoir, et le commencement de notre lucidité sur la possibilité même de l’affronter comme sur celle de l’exercer.

Éric Marty


[1] Par exemple « louer » : comme acte d’un locataire et/ou d’un  propriétaire.

[2] Présent dans Essais de psychanalyse appliquée.