De Claude Lanzmann

Ce texte a été lu le mercredi 8 novembre 2023 au Centre Georges Pompidou avant la projection de Pourquoi Israël dans le cadre de la rétrospective consacrée à son œuvre cinématographique, Claude Lanzmann, le lieu et la parole, du 3 novembre au 18 décembre 2023.

Pourquoi Israël a été tourné très rapidement en 1972 dans des conditions de production très difficiles comme Lanzmann le raconte dans Le Lièvre de Patagonie. La première projection a lieu à New-York le 7 octobre 1973 au lendemain de l’attaque d’Israël par les armées égyptiennes déclenchant la guerre du Kippour dans laquelle l’État d’Israël aurait pu disparaître. Il est projeté aujourd’hui 8 novembre 2023, cinquante ans après cette première projection, au moment où l’existence d’Israël est à nouveau remise en cause. Je me rappelle d’une rencontre avec lui au Mémorial de la Shoah en 2006 où il parla longuement de ce film et qui coïncidait avec le très inquiétant conflit avec le Hezbollah au Sud Liban.

    Ainsi, si le projet, l’écriture, le tournage de Pourquoi Israël ont eu pour raison d’être la création d’un État, en revanche sa projection, sa diffusion, sa réception, ne cessent de rappeler la possibilité de sa destruction. Le film lui-même résonne intérieurement de cette double dimension bouleversante : l’existence comme le pari, à chaque instant renouvelé, de l’Être et du Néant. Comme si donc cette menace relevait tout autant d’un danger que commanderaient des ennemis extérieurs, que d’une condition interne à l’Être même d’Israël. Ou plutôt comme si les agressions, les conflits mortels qu’Israël rencontre depuis sa création en 1948 ne faisaient que répondre à cette paradoxale affirmation d’être que constitue Israël. Étrange affirmation d’être qu’illustre magnifiquement le titre du film avec un « pourquoi » sans point d’interrogation. C’est quoi un pourquoi qui n’est pas une question ? C’est dans ce paradoxe de langage que toute la grandeur du film s’accorde avec la réalité existentielle d’Israël sans cesse décryptée, image après image, séquence après séquence, plan après plan, décryptée frontalement dans ce que l’on pourrait appeler une empathie impitoyable, pour reprendre une expression que Lanzmann affectionnait.

     En cela, on peut dire que Pourquoi Israël est à la fois le film le plus sartrien et le plus lanzmannien de toute son œuvre. Le plus sartrien, on l’aura compris, parce qu’il s’agit en effet d’une enquête existentielle. Tout y est interrogé, pourrait-on dire pour être complètement sartrien, à partir du pour-soi juif,  à partir de subjectivités juives, qui doivent en permanence attester de la validité de qu’elles sont, éprouver sans cesse leur sens d’être, sans jamais pouvoir se reposer sur un Israël qui serait un en-soi indubitable, massif, immuable, institutionnel. Cet Israël-là, par lequel les habitants d’Israël pourraient se rassurer à bon compte, se dérobe sans cesse pour ceux que Lanzmann interroge et questionne, les amenant alors à faire de ce qui précisément se dérobe, l’espace même de leur existence. Une existence dont chaque instant, dont chaque atome de temps,  est un instant neuf, c’est-à-dire une liberté au sens de Sartre, une liberté qui celle d’une décision, d’une vie condamnée à décider sans cesse de son sens, et, dans cette mesure, ce ne peut être alors que pour le meilleur. Chacun des personnages du film à sa manière incarne ainsi ce paradoxe d’un pourquoi qui, au lieu d’être une interrogation ou une question, est une affirmation, une assertion : tous, ainsi, sont ainsi sujets de l’histoire qui est indissolublement leur histoire, en tant qu’ils sont sujets juifs.

     Mais si le film de Lanzmann est le plus sartrien, il est aussi le plus lanzmannien. J’ai cité plusieurs dates 1972, 1973, 2006, 2023 pour mettre en évidence leur croisement, mais il faut ajouter un autre chevauchement de dates, et,  à 1972, année du tournage de Pourquoi Israël, faire correspondre 1952 :  année du premier séjour de Lanzmann en Israël. Ce chevauchement est essentiel pour comprendre la nature profonde de l’œuvre.

    Si Lanzmann, en 1972, peut tourner aussi vite Pourquoi Israël, c’est que le film est déjà écrit. Il a en fait été écrit en 1952, d’abord dans sa tête pendant les quatre mois du premier séjour, et écrit longuement et obstinément, avec du papier et de d’encre, sous la forme d’un livre l’année qui suit, puis abandonné pendant vingt ans, pour se reformuler quasi-instantanément, en 1972, mais sous une autre forme, une forme jusque-là inédite pour lui, le cinéma, le premier film.

     Tout est peut-être dans ce «premier » : premier film, premier séjour, et aussi « premier Israël » tant l’Israël de 1952 est en effet l’Israël qui vient de naître et qui pose des questions originaires, et qui ainsi sont devenues comme souterraines et implicites à l’Israël de 1972-1973. Tout le regard de Lanzmann est un regard imprégné par l’expérience de la première fois, et c’est cela aussi qui radicalise la portée du Pourquoi Israël touchant à la racine même de l’existence. Ainsi,  cette question obsédante de la normalité juive, l’impossibilité même de cette normalité, pourrait-on dire, ontologique, et qui s’inscrit dans ce burlesque métaphysique qui anime tant de scènes du film. Burlesque parfois déchirant par la profondeur comique et joyeuse qui en ressort comme dans cette scène de l’épicerie de Jérusalem où des touristes américains juifs s’extasient devant des boîtes de thon à l’huile : « Du thon juif, tu te rends compte ! je n’en reviens pas »  ne cessent-ils de dire. On rit mais en fait c’est aussi l’être juif qui parle en eux, comme il parle en Lanzmann dans cette scène fabuleuse de la prison, et l’étonnement – qui est aussi une forme d’extase existentielle : comment une prison juive peut-elle être advenue dans une société juive ? Comment peut-on comme policier juif arrêter des juifs ? Interrogation qui va être troublée par le fait que le flic juif, interrogé par Lanzmann, finit par raconter comment, enfant, il a vu son père, dans le camp d’Auschwitz-Birkenau subir la sélection, et partir dans la file de gauche, celle de ceux qui allaient être gazés : Shoah commence à s’esquisser. On le voit, la question existentielle de l’impossibilité même d’une normalité juive, sa non-résolution, nouent entre elles des abîmes : et c’est bien un pays, difficile, chaotique, traversé d’abîmes que Lanzmann filme : pays hétérodoxe, pourrait-on dire, au sens de pays sans doxa, autre manière de dire sans normalité. Abîmes qui constituent un territoire babélique, où personne ne parle tout à fait la même langue, constitué de mille et une disparités qui pousse Lanzmann à saisir des êtres biscornus, inintégrables, merveilleux de singularité et parfois même de banalité, d’une banalité qui à l’image ne peut pas être banale car c’est une banalité juive et donc étonnante, extatique comme le thon à l’huile juif, comme le gangster juif, comme le flic juif.

    Ainsi, d’image en image, de séquence en séquence, de plan en plan, Lanzmann scrute avec cette empathie impitoyable et donc sans aucune concession à une quelconque supercherie idéologique, le fait juif, la factualité même du fait juif où se nourrit l’existence dans son caractère intraitable, inaliénable comme dans son caractère périssable, dans le surcroît merveilleux de la vie, de la   vie pure, comme dans cette périssabilité qui est partout présente : l’appel joyeux et tonitruant du Shabbat, le chaos des visages, leur disparité diasporique, l’arrivée des Juifs russes, les dockers de Haïfa, la Yeshiva, Tsahal, le chant bouleversant des soldats, les destins individuels et disloqués des nouveaux migrants, les écorchés vifs, ceux qui rient, ceux qui pleurent, Gaza, Hébron, Jérusalem…

   Si chaque image est si puissante, c’est que le présent y est tout entier chargé de futur, ce futur essentiel, porteur de devenir, qui rend obscène tout point d’interrogation à la suite du Pourquoi Israël, car toutes les images du film, toutes sont porteuses d’une incertitude à laquelle seul l’avenir répondra, un avenir lui-même incertain et qui rend si précieux de tenir dans sa main une boîte de thon juif : cela au moins je peux le tenir.

  Le film commence et se termine sur une scène admirable qui est la même scène. Gert Cranach, ancien membre du Parti communiste allemand d’avant Hitler et qui chante avec son accordéon un chant anti-hitlérien des années trente, celui des Spartakistes de Berlin, de Munich, de Dresde, merveilleuse et tragique chanson : qui dit l’impossible nostalgie de la diaspora à l’égard de l’Europe et l’adieu à toute nostalgie : le film peut commencer, les images vont apparaître, Israël peut advenir.